L’inflation, notamment sur les denrées alimentaires, connaît depuis plusieurs mois une résurgence violente. Celle-ci a découlé sur d’importants troubles sociaux, souvent violemment réprimés, dans de nombreux pays : Algérie, Maroc, Jordanie, Yémen, Tunisie... Certains ont pris quelques mesures concrètes : le gouvernement algérien a ainsi suspendu provisoirement des taxes de l'ordre de 41 % portant sur les produits de première nécessité. D’autres, comme le président Ben Ali en Tunisie, se sont contentés de promesses plus vagues : le régime tunisien a été renversé. La préoccupation inflationniste est également très présente en Chine, où l’inflation a atteint 5,1% en novembre, avec 11% sur les matières alimentaires.
Il va donc falloir trouver des bouc-émissaires à cette flambée des prix. Comme pour les dettes souveraines, les spéculateurs vont certainement figurer parmi les premiers accusés par les médias et les politiques. Evidemment ces derniers ont une influence sur les prix du marché, à la hausse comme à la baisse, mais cette influence est nécessairement limitée dans le temps. En janvier 1999 le pétrole était encore très bon marché et se traitait à 12,50 $. A chacune de ces hausses successives les spéculateurs furent accusés. Il est aujourd’hui aux alentours des 90 $. Comment la spéculation aurait-elle pu le porter pendant plus de 10 années ? Ne faudrait-il pas rechercher une explication plutôt du côté des fondamentaux de l’offre et de la demande, de l’OPEP ou d’une peur (irrationnelle ?) du fameux pic pétrolier ?
Pour l’économiste Jean-Yves Naudet, « Il y a quelques années, on accusait les spéculateurs de ruiner le tiers-monde en poussant à la baisse des prix ; maintenant, on les accuse du péché inverse.
Si un marché a spontanément des prix stables, parce qu’offre et demande s’y adaptent en permanence, il n’y a pas besoin de marché à terme. En revanche il est des secteurs où le prix varie fortement d’une période à l’autre. C’est le cas dans l’agriculture, on le sait depuis au moins le XVII° siècle avec la loi de King : le prix s’effondre en cas de bonne récolte, et c’est la ruine des paysans, tandis qu’il fait la prospérité des mêmes paysans en cas de disette.
La spéculation ne fait qu’anticiper, accroître la tendance à court terme, mais on ne spécule pas durablement contre la réalité. »
Le marché à terme fonctionne comme une assurance. Prenons l’exemple d’un bien qui vaut 100. Si je suis consommateur de ce bien, je veux me protéger contre une éventuelle future hausse de son prix. Je peux donc, pour me couvrir, m’engager à payer 110 (contre une prime à donner) dans 1 an pour ce même actif. Si les prix explosent et atteignent 130, je toucherai 130-110=20. La hausse aura donc été partiellement amortie. Si par contre les prix restent stables ou baissent, je recevrai 0. Comme pour une assurance, j’aurai donc payé une prime, et si le sinistre (la hausse des prix ici) s’est réalisé, j’aurai couvert ou limité les dégâts. Si le sinistre ne s’est pas réalisé, j’aurai donc juste perdu ma prime. Une compagnie aérienne peut par exemple vouloir couvrir son risque contre la hausse du prix des carburants. Air France-KLM est ainsi un habitué de ce type de couvertures. Il a réussi à amortir une partie de la hausse avant d’être perdant avec un baril sous les 70 $.
Inversement, si je suis producteur je vais vouloir me prémunir contre une baisse des prix. Je vais donc m’engager à vendre dans 1 an mon actif à 90 (contre une prime à recevoir). Si les prix se sont effondrés à 70, je vais donc empocher la différence et ma perte de revenu sera limitée. Par contre, si les prix augmentent, ou même restent supérieurs à 90, je vais perdre la différence entre le prix et 90.
Ainsi, si par l’achat je ne m’expose qu’à la perte de la prime (connue à l’avance), par la vente je m’expose à une perte (inconnue à l’avance) en théorie illimitée. La vente est donc une opération potentiellement beaucoup plus risquée, que les spéculateurs sont parfois les seuls à oser effectuer.
Comme tout marché, le marché à terme ne peut fonctionner correctement que s’il y a des acheteurs et des vendeurs. Et plus ils sont nombreux, plus les marchés sont efficients, et plus chacun est susceptible de trouver une contrepartie avec qui effectuer son opération. C’est ici qu’interviennent les spéculateurs. Sans eux, il est illusoire de trouver une contrepartie souhaitant effectuer l’opération inverse, au même moment, au même prix et à la même maturité.
Les marchés à terme sont donc très utiles pour lutter contre les conséquences néfastes de la volatilité importante du prix de certaines matières premières et ne peuvent fonctionner efficacement le plus souvent que grâce aux spéculateurs.
Le ministre de l'économie mexicain a annoncé récemment que son pays s’était couvert sur le maïs à hauteur de deux millions de tonnes. Le Mexique souhaite éviter une seconde émeute des tortillas (galette préparée traditionnellement à base de maïs), après celles ayant fait rage en 2008. Il existe en effet au Mexique un programme gouvernemental appelé ASERCA qui propose des subventions de 50% à 100% pour permettre aux producteurs et à l’industrie alimentaire de se protéger contre la volatilité du prix des matières premières. Il rencontre un succès croissant puisque son budget est passé de 80 M$ en 2006 à 842 M$ en 2011. Un bémol toutefois, son but originel était d’inciter les entreprises à se couvrir elles-mêmes sur ces marchés, alors qu’elles continuent à passer par le programme gouvernemental, vraisemblablement à cause des généreuses subventions.
Si les marchés financiers peuvent être d’un grand secours, il serait surtout plus simple de retirer toutes les entraves au développement économique et au libre-échange qui ont fleuri dans les pays en voie de développement. En premier lieu, il faudrait reconnaître les droits de propriété, comme le soulignait l'économiste péruvien Hernando de Soto dans Le Mystère du capital : Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs. Ainsi la Côte d’Ivoire, qui a formalisé depuis 1998 le droit foncier, a limité les écueils liés à l’absence de propriété privée clairement définie : contestations sans fin, insécurité des propriétaires et des locataires (qui ne peuvent passer de contrats de location et sécuriser leurs investissements), sols sans valeur (frein au développement d’un marché foncier, essentiel pour sécuriser les investissements sur les terres rurales)… A l’opposé, l’Inde a mis de fortes restrictions à la propriété foncière et à son transfert. Cela découle sur peu d’investissement dans l’outil de production (l’agriculture est essentiellement manuelle) et un morcellement des terrains qui limite les gains en productivité. Cela implique également des manques en investissements en infrastructures logistiques (transport et stockage), avec pour conséquence une déperdition de 30% à 40% de la production agricole avant d’atteindre le consommateur. De peur de mécontenter les petits commerçants, le gouvernement refuse également d’ouvrir le marché à la grande distribution étrangère. Les marges des intermédiaires locaux n’en sont que plus grandes.
On retrouve également en Afrique ce gaspillage, dû au manque d’infrastructures, aux mauvaises conditions de stockage, aux retards administratifs ou aux barrages routiers.
L’économiste Caroline Boin, de l’International Policy Network, met en lumière les conséquences désastreuses des droits de douane :
« Les obstacles au commerce sont quatre fois plus élevés dans les pays en développement que dans les pays riches : la moyenne des droits de douanes sur les produits agricoles dans les pays en développement étaient de 15,2 % à l’ouverture du cycle de négociations du cycle de Doha « pour le développement » sous l’égide de l’OMC en 2001 - comparativement à 2,8 % dans les pays de l’OCDE à revenu élevé. Ces politiques contre-productives et cruelles font monter le prix de la nourriture au milieu d’une malnutrition généralisée.
La faim est causée non seulement par des barrières contre la libre circulation de la nourriture, mais aussi par des obstacles contre la technologie. Les droits de douane et les autres politiques nuisibles ont fait grimper les prix [des technologies], les mettant hors de portée des agriculteurs. »
Les États portent également une lourde responsabilité, par les restrictions imposées au libre-échange. Fait aggravant, les restrictions sont le plus souvent durcies en période de crise alimentaire.
Caroline Boin expliquait ainsi que « malgré un approvisionnement suffisant, le riz a atteint un sommet jamais atteint en raison d’une interdiction sur les exportations indiennes de riz qui a provoqué une panique d’achat chez les importateurs ».
La Russie ayant, plus récemment, décrété un embargo sur ses exportations de blé après les incendies de l'été dernier, la France se retrouve seul fournisseur de blé avec les Etats-Unis. Autant dire que quand Bruno Le Maire, ministre de l'Agriculture, a déclaré que si la « crise devait se poursuivre, il faudrait prendre des dispositions pour limiter les exportations et garantir le niveau des stocks », on a craint le pire pour le cours du blé. Il essaya heureusement de rattraper sa boulette dans la foulée en assurant qu'il n'était « pas question de limiter les exportations françaises de blé ».
Certains pensent que les aliments ne devraient pas être soumis à la loi du marché parce qu’ils sont indispensables à la vie humaine. Mais c'est justement pour cette raison qu'il est criminel de les exclure du libre-échange.
Voici les nombreuses voies qui s’offrent aux pays en voie de développement pour assurer leur sécurité alimentaire. Ce sera plus efficace et sans doute plus réaliste que de compter sur la fin des subventions massives à l’agriculture dans l’Union Européenne et aux Etats-Unis.
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